mercredi 5 juin 2013

LABO III


En octobre 2012, je me suis inscrite à la 3e cohorte des laboratoires proposés par le directeur de la Galerie Noel Guyomarc’h.  Ceux-ci prennent la forme de six ateliers créatifs.  À chaque rencontre on expose son travail au groupe et discutons, échangeons des commentaires.  Un nouvel exercice est énoncé par Noel à la fin de chacune.

Le but de ces ateliers est de sortir de nos zones de conforts techniques pour en arriver à utiliser la joaillerie comme médium artistique.  La joaillerie contemporaine est discipline encore récente qui examine de nouvelles avenues créatives en rebondissant sur les poncifs du bijou traditionnel vers une exploration ouverte sur les nouveaux matériaux, les métissages techniques et la quête de sens.  Pour ma part, je fais un parallèle avec les artistes pluridisciplinaires, pour qui le propre est d'expérimenter, de sortir des sentiers battus et souvent de prendre le contre-pied de ce qui leur a précédé.

Le labo III est composé de 9 joaillières, soit Sylvie Beaulieu, Catherine Granche, Pilar Agueci, Frederique Croze, Maxime Proulx, Evelyne Bounadère, Véronique Roy, Anne-Sophie Vallée et moi-même.  Nous avons eu notre 5e rencontre à la fin mai.

Lors de notre prochaine rencontre, nous allons faire un retour sur le travail accompli de façon à le circonscrire et déterminer quelles pistes suivre dans l’élaboration de ce que nous présenterons à l’exposition qui aura lieu en septembre.

Le but de ce texte est à la fois de présenter ici le travail accompli et de rassembler mes idées pour la suite.

Avant la toute première rencontre, Noel nous a donné pour instructions d’utiliser le tissus.

J’ai en tête depuis longtemps l’idée de mouler des textures de laine tricotée pour en faire des bagues.  Hélas, je n’ai pas réussi à reproduire à ma satisfaction une texture assez franche pour être utilisable.  C’est partie remise!

Comme il fallait tout de même que je produise quelque chose, je me suis rabattue sur les bagues à têtes textiles que je m’étais promis d’approfondir.  En effet, novembre 2011, à l’issu du cours Bijoux Textile donné par Marie-EveGagnon à la MMAQ, j’ai commis quelques bagues fantaisistes et j’en ai gardé un souvenir très amusé.

J’ai retenu l’utilisation de la pellicule soluble (aqua film) qui permet de composer un rassemblement de quantité de fibres de toute provenance et le feutrage de la laine à l’aiguille pour produire un nouveau petit lot de nouvelles bagues tout aussi impraticables.


(J’en profite pour remercier chaleureusement ma tante Mireille Rodrigue qui m’a généreusement pourvue d’un bel assortiment de fils et de fibres que j’aurais eu du mal à rassembler toute seule!)
 
Je suis assez contente de cette bague là réalisée dans un bout de tapis avec un coté caoutchouté additionné laine feutrée.

Est-ce que je suis sortie de ma zone de confort?  Pas tout à fait.  Mis à part l’utilisation de la couleur qui ne me vient jamais naturellement, je suis restée dans une voie déjà visitée.  Je suis juste allée un fil plus loin.  Ceci dit, je me suis franchement amusée.  Mais la notion de plaisir peut-elle tenir lieu de concept?  Je suppose que non!

À la fin du tour de table, Noel a entrepris de nous introduire à la notion de l’intention.  Créer une pièce avec la volonté initiale d’aborder une idée, de signifier quelque chose.  À cet effet, il nous a donné pour l’exercice suivant la consigne d’exprimer par un bijou ce qui nous tient le plus à cœur.  Rien que ça!

Ceux qui me connaissent savent que j’ai la chance inouïe d’être heureuse en amour.  C’est donc tout naturellement que j’ai choisi ce thème pour le prochain exercice, en essayant cette fois de jouer le jeu et d’y aller à fond avec la prédétermination de l’objet, quitte à faire passer le contenu avant la forme.

Mais plutôt que de parler de moi et de mon mari, je me suis intéressée au concept de l’intimité.  Nous sommes à une époque ou l’intimité a une valeur marchande.   D’une part plus en plus de personnes vendent la leurs et d’autre part nous n’en avons jamais été aussi friands.  On la consomme comme un produit jetable via tous les médias, mais plus spécialement les téléréalités et magazines spécialisés.

Ma pièce s’intéresse au concept d’intimité, ou plus précisément de ce qui se passe quand deux personnes se choisissent pour créer un espace exclusif qui n’est pas à vendre.
Résine, étain, laine.

Les deux bagues ont la même forme, avec un coté évasé et sont du même métal.  Bien que l’une soit plus grande et plus étroite, elles ont toute deux le même poids.  Tel deux individus égaux, ayant accès aux mêmes références.

Deux personnes se sont trouvés et de leur relation se crée un espace qui n’appartient qu’a elles, se déplace avec elles et n’existerait pas sans elles deux.  C’est un volume plus ou moins difficile à définir, qui se voile aux regards extérieurs et demeure impénétrable.  Sa surface bosselée partiellement texturée est celle de la paume de ma main, qui veut induire la notion du besoin de se blottir, de la vulnérabilité et la volonté de se protéger que ce besoin invoque.  C’est aussi un prisme déformant à travers lequel la perception tant du monde extérieur pour les occupants, et du monde exclusif pour les étrangers, est suggestive et sujet à caution. 

Une fenêtre permet une vue de plongée plus accessible aux regards, comme une concession que le couple accorderait au monde extérieur.  Mais celle-ci ne permet qu’un point de vu contrôlé et convenu qui ne souhaite pas séduire et encore moins faire du prosélytisme.

Bon, je vais être franche, je trouve l’objet laid.  Avec dérision, je le qualifie de presse-papier.  Noel, lui, l’a qualifié de morbide.  Je trouve qu’il a plutôt raison et ne m’en formalise pas, parce que je ne prétends pas donner une représentation de mon couple avec cet objet.  Le couple était le point de départ, mais c’est devenu autre chose.  C’est pas inintéressant quoique.  Peut-être ai-je touché du bout du doigt les territoires de l'esthétique de la répulsion avec cette pièce.  Va savoir.


Comme l’atmosphère de cette rencontre était chargée d’affects, avec toutes les pièces hyper personnelles présentées, Noel nous a expédié sur une toute autre planète pour le 3e atelier; la quincaillerie.

Nous avions comme mission de produire 5 pièces de grosses tailles avec des matériaux trouvés chez les quincaillers.

Ça été le bonheur.  Pendant les vacances des fêtes, j’ai moulée une grosse mèche à métal et l’ai reproduite en multiples exemplaires en plâtre de paris.  Comme je l’avais fait lors de mon projet de figurines, j’ai ajouté de la gouache dans l’eau du plâtre.   C’en est suivi quantité de mèches légères et colorées comme des pâtisseries, détournant ainsi la dure et masculine référence de l’objet initial.  


J’étais hilare en constatant, alors que chacune était pendue au bout de sa ficelle, que mes mèches ressemblaient à des tampons.  Tiens tiens, me dis-je, peut-être pourrais-je élaborer un discourt féministe autour de cela.  Idée vite abandonnée, car j’avais d’avantage envie de jouer avec la matière que de prendre une pose idéologique.


Je suis restée quelques semaines à regarder mes jolies mèches sans savoir quoi en faire. Puis j’ai cassé la glace en commençant par le plus évident :

Collier.  Plâtre, gouache, ficelle, peinture.
Bague.  Plâtre, gouache, téflon, acier.

Ça ne me plaisait pas vraiment.  J’étais dans une impasse, jusqu’à ce que je mette la main sur une cannette de mousse de polyuréthane giclée et un tube de scellant amovible à l’odeur de vanille.

Bague.  Plâtre de Paris, gouache, ficelle, ruban de téflon, mousse de polyuréthane giclée, colle, acier, peinture.

Au bout du compte je n’ai pas fais 5, mais 18 pièces.  J’ai aimé tout particulièrement faire les bagues.  (Quelle surprise!)  À l’heure actuelle, je les trouve encore intéressantes.  Travailler avec ces matières a été très libérateur.  J’ai fais toutes les pièces de front, sautant de l’une à l’autre, ne sachant pas d’avance ce qui allait aboutir.  Je ne me souciais pas de gâcher du métal, je ne faisais que transformer, juxtaposer, assortir les matières et les couleurs.  C’est probablement pour la première fois de ma vie que j’ai travaillé à une telle échèle, et ça a été une think outside the box expérience.  Quelque chose a débloqué.


Pour l’exercice suivant, nous avons reçu comme point de départ la photo suivante :


De ces coffrages à béton, j’ai retenu une chose, le jeu de lignes.

Je suppose que j’aurais bien fait de poursuivre l’exploration du détournement des matières étrangères à la joaillerie.  Mais voilà, j’avais terriblement envie de tenter d’utiliser le procédé de l’exercice précédant dans le métal.  Il se trouve que je suis en R&D pour ma prochaine collection; je veux du neuf sur les rayons!

Aussi, pour conserver l’esprit de liberté éprouvée avec les matières quincaillères, j’ai choisi de travailler carrément avec de l’argent fin.  Si c’est laid je me refais un ligot, et le métal ne sera pas brulé comme s’il était en sterling.  Cette idée me soulageait d’un poids et me déliait les mains. 

Comme la dernière fois, je me suis fais un lot de départ de morceaux épars, mais tous différent par la longueur et la nature du pliage.  Je les ai rassemblé par fusion et laminage partiel, sans idée préconçue, transformant et juxtaposant jusqu’à ce qu’en émerge trois pièces, deux broches et un pendentif.  J’ai additionné des morceaux de Keum-Boo qui trainait sur le banc, ajoutant de l’or 24K.  J’aime travailler les métaux purs, sue-me.


Eh bien oui, on est loin du nombre de pièces et des proportions autorisés par les matières du précédent atelier. Le prix de l’argent demeure un obstacle aux débordements créatifs jubilatoires, du moins en ce qui me concerne.  Ceci-dit, je suis contente de l’aspect foisonnant du jeu de lignes superposées auquel je ne serais jamais arrivée sans m’adonner à l’exercice.  Je suis déterminée à reprendre l’idée pour offrir une petite collection portable d’ici fin novembre.

Pour le 5e exercice, Noel nous a invité à choisir une pièce de l’expo en cours (Dialogue, Exposition internationale de 22 créateurs de la relève) comme point de départ.  J’ai craqué pour la pièce Storyteller #1 de Kaori Juzu.  J’aimais le fait que la pièce soit unitaire, formée dans une seule feuille, d’une simplicité implacable, alors qu’il se passe toute sortes de choses subtiles en surface.

Storyteller #1 de Kaori Juzu

Hélas, cette fois ci, je n’ai pu dégager que 2 jours à mon horaire pour ce travail.  Le premier jour, je me suis mise en quête de la forme idéale, que je comptais reproduire plusieurs fois dans une variété de traitement de surfaces.  Je crois au plaisir et au renforcement d’une idée dans la répétition!  J’ai travaillé dans le cuivre et en partant du cercle (forme unitaire entre toute) que j’ai découpé, embossé, plié.


Au bout de ma journée, l’épiphanie n’avait pas eu lieu.  Je n’arrivais pas à aimer aucune forme assez pour la reproduire. En désespoir de cause, et parce que le temps filait, j’ai isolé mes 5 échantillons préférés.  Je me suis rendue comte que tous ressemblaient à des bols.  Pourquoi pas.  C’est intéressant, un bol.  Il y a l’extérieur qui est en contact direct avec le monde et il a l’espace intérieur, captif, protégé.  Encore le thème de l’intimité qui faisait son retour en force.  J’allais donc faire une série de bols.  Mais des bols petits, intimes, conçus pour être lovés au creux la main, comme des objets familiers que l’on manipule à plaisir, tel un point d’encrage tactile.


Bon, pour ce qui est des traitements de surface, (à part la pièce gravée dans l’acide avec transfert d’image), j’ai tout ramené dans ma cour!  Bin oui, j’ai fait du Keum-Boo.  Comment faire autrement, je trouve ça tellement beau!  Une nouveauté cependant, deux bols ont été fait plutôt par fusion d’ancien Keum-Boo (toujours les vieux bijoux défaits trainant sur mon banc) ce qui a eu pour résultat une diffusion de l’or et de sa riche couleur pour en arriver à un contraste plus subtil.


Ici, je dois admettre que je me suis peu mise en danger.  Le travail de la plaque, la texture au laminoir, le Keum-Boo; j’étais chez moi.  Ceci dit, je constate que j’ai envie creuser encore le concept d’intimité.  Ça m’intéresse.  J’aime aussi la notion d’un objet offrant plaisir tactile, réconfort, que l’on conserve par-devers soi pour se protéger de ce qui n’est pas nous.  Comme un grigri ou une pièce d’identité.
À la lumière de tout cela, je dois déterminer quelle direction prendre pour l’expo à venir.  Noel nous a demandé d’achever nos pièces et de tout ramener pour la prochaine rencontre, ou nous discuterons de nos orientations. Pour ma part, j’estime que mes exercices sont pas mal tous terminés.  Mais est-ce abouti?  Non. 

Voici en vrac les pistes que je peux approfondir :
  • ·      Sortir de mes zones de conforts techniques (Ouch!)
  • ·      Joindre au métal des matières étrangères à la joaillerie.
  • ·      Créer avec une intention conceptuelle; placer l’art devant le métier.
  • ·      Explorer la matière sans idées préconçues.
  • ·      Jouer avec le concept de l’intimité, de l’objet identitaire que l’on garde sur soi, du jouet tactile.
Première question qui pope en tête : comment créer une pièce avec une intention prédéterminée tout en explorant la matière sans idées préconçues?  Intéressant paradoxe.

Bon, va falloir que je laisse ça mijoter un peu…

1 commentaire:

Heloise a dit…

Bel article très senti sur une démarche qui a touché à tes profondeurs d'artiste!

Je ne crois pas qu'avoir des matériaux fétiches soit nécessairement un problème, car bien que l'artiste doive se renouveler, il faut aussi qu'il ait sa signature, et à mon sens, c'est une des grandes forces de ta production. On sait qu'une pièce est de toi.

J'ai particulièrement aimé la pièce avec les deux alliances, peut-être moins "horrible" en photo qu'en vrai, une représentation forte de l'intimité amoureuse. Puis j'ai aussi aimé tout le reste, incluant l'aventure de la couleur avec le plâtre teint à la gouache.

Enfin, sur une dernière note, à titre d'artiste dans un autre domaine, je suis tout à fait d'accord avec l'importance de l'intention. Je sens souvent qu'elle peut agir comme un phare sur la route vers l'exceptionnel.

Merci du partage!